Nom: Marie de Quatrebarbes
Ville natale: Dieppe
Ville actuelle: Saint-Denis
Travail: Poète
« Qui plonge dans ses propres rêves avec une armure ? »
Monique Wittig, Paris-la-politique, P.O.L, 1999
Plus qu’un poète, c’est un poème que j’aimerais évoquer. “L'égal des dieux” de Sappho est peut-être, à bien des égards, LE poème c’est-à-dire qu’il est resté, ou qu’il n’a cessé de (re-)devenir, par-delà les siècles, le prototype du poème exact, implacable pour de nombreux lecteurs fameux ou anonymes. Transmises par les soins d’un pseudo-Longin qui les tenait pour l’exemple du sublime, reprises par Catulle, déplacées par Louise Labé, rejouées par Racine… ce qui frappe dans ces lignes de Sappho, c’est leur force traversante, comme une capacité à produire à l’intérieur de ses multiples variations une forme d’émotion unique, une signature qui nous inclut, nous projette des siècles en arrière en même temps qu’elle nous attache fermement au présent, rejouant le lien à nos propres désirs, et en ce sens toujours troublante.
Il y a quelque chose de presque effrayant à considérer le rôle du hasard dans la préservation et la transmission de ces lignes : le poème de Sappho aurait tout aussi bien pu ne pas nous parvenir. Bien sûr il est illusoire de penser que c’est par sa seule force qu’il a vaincu l’oubli. Mais je continue d’être surprise par le rapport (sans doute intriqué) qu’entretiennent la contingence historique de cette persévérance et l’effet de nécessité du poème justifié par une telle emprise culturelle. Je crois, en fait, que la force de ce poème est collective, qu’elle s’est constituée par accumulation de couches d’attention, par le soin de celles et ceux qui l’ont préservé en le réinventant.
Car c’est bien les réinventions multiples de “L'égal des dieux” qui lui donnent épaisseur et vie*. Comme si, à travers ce poème singulier, quelque chose se déposait dans et entre les langues, vivait dans les déplacements et les remaniements, non pas en dépit de ces derniers mais grâce à eux. Ainsi le poème se réactive, à chaque passage, il se densifie et se précise, il augmente son territoire d’expression. Peut-être que l’évidence que l’on ressent à la lecture d’un poème tient justement à sa capacité à accueillir la transformation, si bien que chaque mot du poème de Sappho semble pouvoir être changé, déplacé, et cependant quelque chose d’essentiel est préservé. C’est pourquoi il est salutaire d’en multiplier les versions, par le biais de la lecture, de l’écriture ou de la traduction, dans toutes les langues possibles et imaginables**.
*À propos des multiples versions du poème de Sappho, je renvoie au L'égal des dieux, cent versions d’un poème de Sappho, imaginé par Philippe Brunet aux éditions Allia.
**Sur les questions de traduction du poème, je recommande la lecture de l’introduction de Jackie Pigeaud à sa traduction des Poèmes de Sappho chez Rivages.
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Marie de Quatrebarbes est poète, elle a notamment publié Gommage de tête (Éric Pesty Éditeur, 2017) et La vie moins une minute (Lanskine, 2014). Elle a co-fondé la revue de poésie et de traduction La tête et les cornes et traduit Discipline de Dawn Lundy Martin (Joca Seria, 2019). Son prochain livre, Voguer, paraîtra en 2019 chez P.O.L https://mariedequatrebarbes.org/
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Translation from French to English by Carrie Chappell
“Who dives into their own dreams in armor?”, Monique Wittig, Paris-la-politique, P.O.L, 1999
Rather than a poet, it’s a poem I’d like to call upon. Sappho’s “[Like the very gods]” is perhaps, in many ways, THE poem, meaning it’s lasted, or it’s continued to (re-) become, throughout the centuries, the prototype of the perfect poem, unflinching for many known or unknown readers. Handed-down in care by a pseudo-Longin who held them up as an example of the sublime, taken back by Catullus, displaced by Louise Labé, reenacted by Rancine…what strikes in these lines by Sappho is their penetrating power, as in an ability to produce multiple dimensions of emotion within its structure, a signature that includes us, projects us into centuries past while simultaneously binding us to the present, replaying a connection to our current desires, and thus always troubling them.
There is something nearly frightening about the role of chance played in the preservation and transmission of these lines: Sappho’s poem could have just as easily failed to meet us here. Of course it is illusory to think that the sheer force of her lines is why they have escaped oblivion. But I continue to be surprised by the relationship (probably intricate) of the historical contingency of this preservation and the necessity of the poem itself that could justify its cultural hold. I do believe, in fact, that the strength of this poem is collective, that it has established itself in an accumulation of layers of attention, by the care of those who have cherished it by reinventing it.
Because these multiple reincarnations of “[Like the very gods]”give it thickness and life.* As if, through this single poem, something deposited itself in and between languages, living in the displacement and shuffle, not in spite of this but thanks to it. Thus, the poem reactivates, in each passage, becoming denser and more precise, increasing its territory of expression. Perhaps the access to a self-evident truth, that one feels in reading a poem, is proof of its ability to accommodate transformation, so well that every word in Sappho’s text is appears available to change, movement, and yet something very essential remains. That is why it is advantageous to have manifold versions—through reading, writing, and translating—in as many languages imaginable. **
* In reference to many versions of this Sappho poem, I turn to L'égal des dieux: Cent versions d’un poème de Sappho, produced by Philippe Brunet at Allia.
** Concerning the poem's translation issues, I recommend reading Jackie Pigeaud's introduction to her translation of Sappho: Poèmes at Rivages.
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Marie de Quatrebarbes is a poet, notably the author of Gommage de tête (Éric Pesty Editor, 2017) and La vie moins une minute (Lanskine, 2014). She co-founded the poetry and translation magazine La tête et les cornes and recently translated Discipline by Dawn Lundy Martin (Joca Seria, 2019). Her next book, Voguer, will appear in 2019 at P.O.L. https://mariedequatrebarbes.org/.